Aujourd'hui, la rubrique des insolites s'enrichit d'un article du Petit Parisien du vendredi 05 décembre 1913, signé Jean Frollo, paru sous le titre: " Un homme femme"; un article qui évoque ce singulier personnage que fut le chevalier de Fréminville.
On laissera, néanmoins, chacun faire la part des choses entre ce qui semble vrai, ce qui ressort de l'imagination du chevalier et ce qui ressort de celle du journaliste.
" C'est assurément une histoire des plus singulières que celle de ce faux jeune vagabond, arrêté par la police angevine, et qui se trouve être une femme; mais, en réalité, l'aventure n'est pas nouvelle. Les hommes vêtus en femmes, les femmes habillées en hommes ne se comptent plus. Qui ne connait la chevalière d'Eon, Mlle Savalette de Lange, les femmes soldats de la Révolution et de l'Empire ? Peut-être, cependant, n'a-t-on pas entendu parler aussi souvent de M. de Fréminville, dont M. Herpin a publié les Mémoires, et qui fut, vers la fin de la Restauration, un des originaux, une des curiosités de la ville de Brest.
Si vous aviez habité Brest en ce temps-là, vous vous seriez fait une joie de regarder et d'admirer, à la promenade, au spectacle, dans les réunions mondaines, la chevalière de Fréminville, qu'on nommait aussi familièrement Mlle Pauline. C'était vraiment une adorable femme, un peu sur le retour, mais charmante et gracieuse, au visage si fin et si distingué, aux allures si élégantes, aux mouvements si souples et délicieux qu'on oubliait son âge possible, pour ne plus songer qu'à celui qu'elle semblait avoir.
Positivement, la chevalière de Fréminville, qu'on entourait d'ailleurs du plus grand respect, donnait le ton à la ville. On copiait ses toilettes, toujours exquises et toujours imprévues. Quand elle paraissait dans un salon, vêtue d'une robe de soie à ramages, coiffée d'un chapeau à la maréchale, avec une mouche assassine au coin de la lèvre, on eût dit une image parfaire du passé, descendue de son cadre d'or et se mêlant à la foule des vivants.
Elle eut aussi, pour aller au théâtre de Brest, une certaine robe de popeline jaune serin, garnie d'un double rang de volants brodés de soie noire, qui révolutionna le monde féminin. Ce fut un cri d'admiration, quand on la rencontra, se promenant avec mélancolie au Jardin Botanique, portant une légère et jolie jupe de mousseline blanche, et coiffée d'une capote en blonde garnie de jacinthes bleues.Rien n'était d'un meilleur goût que ses souliers de prunelle, ses chapeaux de paille de riz et ses écharpes de guipure. Tout Brest chérissait Pauline de Fréminville, et l'on appréciait aussi en elle, ou plutôt en lui, le savant collectionneur.
Car Mlle de Fréminville était un homme, un homme excellent et parfait, dont chacun célébrait les mérites, qu'aucune calomnie n'effleurait, et qui vivait, solitaire, dans la maison de la rue Royale dont il occupait le deuxième étage. C'est là qu'il avait entassé sa riche et belle collection de singes, de serpents, de vieilles armes, de bijoux exotiques, de parures sauvages, de tout ce qu'il avait ramené de ses longs voyages autour du monde, alors qu'il était officier de marine.
De cette collection, le chevalier de Fréminville ne refusait l'entrée à personne, et lui-même, dans ses atours féminins, en faisait les honneurs aux visiteurs, et ceux-ci, à leur tour, pour ne pas manquer aux égards qu'ils devaient à ce délicat original, ne manquaient pas, en lui parlant, de l'appeler "mademoiselle Pauline", et ceci paraissait lui causer un plaisir inouï. Du reste, pas la moindre marque de dérangement cérébral chez cet excentrique calme et pondéré, dont la conversation, pleine de souvenirs, d'anecdotes, de détails piquants, offrait un charme inexprimable, même à une époque où tout le monde savait encore causer.
Il avait énormément vu. A quatorze ans, en 1801, son père, cédant à ses instances, l'avait emmené de Vitry-sur-Seine, lieu de sa naissance, au camp de Boulogne, afin de le présenter en qualité d'apprenti marin à son ami l'amiral de La Touche-Tréville. Celui-ci, immédiatement, embarqua le gamin sur l'Etna, et, la nuit suivante, le petit Fréminville eut à se battre contre les Anglais. Il montra une bravoure de lion, durant quatre heures, et fut même sur le point d'être tué par un grand et fort ennemi dont il se débarrassa en lui coupant le poignet d'un coup de hache.
C'était un fameux début pour un enfant de quatorze ans. Aussi, peu de temps après, le Premier Consul étant venu à passer une revue au camp de Boulogne, on lui montra ce héros, qui ressemblait à une petite fille déguisée en petit garçon. Bonaparte lui ayant demandé son nom, ajouta:
- Vous êtes noble, monsieur ?
- Général, je l'étais, répondit fermement Fréminville; aujourd'hui, je ne le suis plus que de coeur.
Le Consul sourit et tendit la main au valeureux jeune homme.
A dater de ce jour, Fréminville courut les mers, rencontrant partout les aventures les plus extraordinaires, desquelles, grâce à son sang-froid égal à sa bravoure, il se tirait toujours heureusement. On le vit à Saint-Domingue, au Spitzberg, au cap de Bonne-Espérance, à Dakar, en bien d'autres pays, et surtout à la Martinique, où il devait connaître l'extrême joie et l'extrême douleur et vivre un roman tragique qui rappelle, par certains côtés, Paul et Virginie.
Traversant une petite rivière pour aller recueillir des coraux, Fréminville, alors officier à bord de la Néréïde, est emporté par le courant, roulé sur des récifs, blessé sur tout le corps et, finalement, sauvé par des nègres et porté dans une habitation voisine, où il reçut les soins les plus tendres de la part d'une divine créole de dix-huit ans, Caroline C..., dont il devint, naturellement, éperdument amoureux. La famille ne voyait point cette passion d'un mauvais oeil, et Caroline n'étant pas insensible à l'amour du marin français, ces jeunes gens furent fiancés.
Sur ces entrefaites, la Néréïde est envoyée en mission. Fréminville rejoint son bord. L'absence dure deux mois. Au retour, passant devant Saint-Pierre, l'amoureux aperçoit, dans la campagne, la maison de celle qu'il adore, mais, avant d'aborder, le navire doit aller jusqu'à Basse-Terre pour renouveler ses munitions. Deux semaines s'écoulent encore. Enfin, c'est le retour définitif, et voici Fréminville courant vers cette demeure chérie où il s'attend à retrouver sa fiancée. La maison est vide et silencieuse. Aux appels de l'arrivant, nul ne répond. Enfin, un nègre se montre, mais, à la vue de l'officier, il se sauve. Fréminville, inquiet, erre dans les environs. Tout à coup, il remarque une tombe fraîchement creusée. Il s'approche et lit sur la croix: Caroline C..., décédée le 30 novembre 1822. Priez pour elle. Il tombe évanoui, et, pendant de longues semaines, en proie à une effroyable fièvre, il demeura entre la vie et la mort.
Voici ce qui s'était passé. Caroline guettait chaque jourle retour de la Néréïde. En voyant reparaître le navire, son coeurbattit violemment. En le voyant s'éloigner, elle crut qu'il partait pour toujours, regagnant la France, et, dans son désespoir, elle alla se précipiter dans la rivière aux brisants, là où celui qu'elle aimait avait failli périr. On ne retrouva son corps que le lendemain. Elle était vêtue d'une robe blancheet serrait encore sur son coeur les lettres de Fréminville.
Tel fut le roman de cet homme aimable et charmant, qui réunissait les plus rares qualités de l'esprit et de l'âme. Il demeura fidèle jusqu'à sa denière heure au souvenir de Caroline, vivant au milieu de chers bibelots lui rappelant cette délicieuse fille, et c'était pour s'identifier en quelque sorte avec elle que le chevalier de Fréminville s'habillait en femme, dans la ville où il avait pris sa retraite comme capitaine de frégate.
Pourquoi M. de Fréminville, ce gentilhomme d'une vie si droite et si pure, ce modèle de courtoisie et de dignité se costumait-il en femme ? Il n'était point fou, ce qui eût expliqué son étrange manie. Vainement, parmi la société aristocratique de Brest, on se posa cette question. L'ancien marin gardait jalousement son secret. Il ne l'avait confié qu'à un manuscrit publié par M. Herpin. Mais, à la longue, on renonça à chercher la clé du mystère, on s'habitua à voir la chevalière dans ses fins atours, avec sa jolie figure, à peine flétrie par l'âge, et les femmes prirent modèle sur cette élégante d'un goût si sûr et si raffiné.
Il arriva même que le dépit fut général, le jour où M. de Fréminville, au bout d'une dizaine d'années, reparut soudainement en costume masculin. Son culte pour la mémoire de Caroline était toujours aussi ardent, mais peut-être s'était-il avisé de la puérilité de la manifestation publique qu'il en donnait. Il cessa donc d'être un excentrique, mais, de n'être plus une femme ravissante, cela ne l'empêcha pas de rester un homme agréable et d'infiniment d'esprit." Jean Frollo, Le Petit Parisien, 05 décembre 1913.